La frontière

Asuel

Il était une fois, en Ajoie, un village bucolique traversé par un ruisseau du joli nom d’Erveratte. Si on en avait pris la photo d’un avion, on aurait pu voir un chapelet de maisons, de part et d’autre du cours d’eau, entourant une colline où se devinaient encore les murs écroulés de ce qui avait été un formidable château.

Mais des photos, à cette époque, il n’y en avait pas beaucoup et elles étaient en noir et blanc. Les avions, ça oui, on en voyait souvent parce que c’était la guerre. On était en 1917 et plus rien n’était comme avant. Ça grouillait de soldats ! Ils dormaient dans les granges, partaient, revenaient, à cheval ou à bicyclette. Ils allaient « à la frontière ». À deux pas, il y avait le peuple le plus héroïque de la Terre et, un peu plus loin, le pays des Frisés, des « Taube » et de la Grosse Bertha.

Léon et moi, on avait douze ans. On faisait des petits bateaux de bois qu’on laissait flotter sur l’Erveratte, on se courait après, on se tapait dessus, on observait les soldats. Ils se rassemblaient au Raisin, la seule maison du village à avoir le téléphone. Le Café-restaurant-épicerie-mercerie du Raisin était tenu par une veuve qui avait cinq filles. Léon était amoureux de Louise, la plus jeune. Louise nettoyait les tables, récurait le plancher de l’estaminet et le carrelage de la cuisine. Elle pestait contre ces soldats et leurs godillots à clous qui « rayaient toutes ses planètes ». C’est aussi elle qui inscrivait, sur l’ardoise de la cuisine, les coches de tout ce que les militaires éclusaient et ne payaient pas. Quand il y en avait dix fagots, alignés par gerbes de cinq, comme aux cartes, elle essuyait l’ardoise avec son poing en soupirant sous l’œil du général punaisé à côté de l’ardoise. Je crois que c’était un général français. Il était écrit en grand sous sa photo:

VAINQUEUR DE LA MARNE

Et je me demandais s’il était aussi vainqueur du gravier, ou du calcaire.

(…)

Extrait de la nouvelle « La frontière »