Les lettres d’or

Reconvilier

Il est des endroits que l’esprit cartographie instantanément. Comme ici. Chaque fois que j’y viens, la maison entre dans ma tête. Je la sens de tous mes sens. L’odeur, tout d’abord, celle de la corne brûlée, de la rouille et du charbon. La douceur froide de la main courante, le granito de l’escalier, le bouton de sonnette au milieu de la porte, tout cela est en moi sans même que j’aie besoin d’y penser. Il n’en reste rien. Plus qu’un parking avec son goudron noir, un lieu sans autre existence que ce rapport aux objets d’alentour, qui eux aussi ont changé.

La maison a disparu il y a trente-cinq ans. Elle a été pulvérisée à coups d’explosifs, tirée en bas par des machines arcboutées sur leurs chenilles, rongeant la pierre, secouant furieusement ce qui résistait.

Qu’il est loin le temps où j’y passais mes vacances d’été, chez mes grands-parents maternels. Ici et cinquante mètres plus haut, chez mon aïeul paternel. Entre les deux maisons, celle du géomètre Rebetez et celle du forgeron Picard, il y avait une ferme avec un verger où un coq surveillait ses poules. Mon père n’était pas allé chercher sa femme bien loin. Je passais donc, plusieurs fois par jour, du bureau blanc de mon grand-père Jules, avec ses rouleaux de plans, ses calques et sa machine à tailler les crayons, à la forge noire de mon grand-père André, le feu au milieu, les marteaux polis à la couenne d’homme, noircis au feu, alignés du plus grand au plus petit, à côté des fers à cheval et à bœufs. Là, sur l’établi, il y avait la caisse en bois avec le pain, les carottes et les trognons de pommes que je donnais aux chevaux.

La maison avait appartenu à un des fondateurs de la fonderie Boillat. Il l’avait vendue à mon arrière-grand-père, voiturier, qui lui-même l’avait cédée à André, mon grand-père. André transforma la grange de cette ancienne ferme en une forge où il ferrait les chevaux. Parfois les bœufs. Seule la voie de chemin de fer séparait les bâtiments de la fonderie et la maison Picard. La Birse serpentait autrefois dans les marécages. On l’avait mise en dessous, canalisée. Les trépidations des trains régionaux faisaient vibrer la maison, l’humidité la rongeait jusqu’à l’os.
(…)

Extrait de la nouvelle « Les lettres d’or »